Quel intérêt à photographier en argentique à la chambre 4X5 et 20×25 aujourd’hui ?

Photo à la chambre SInar

Le XXIe siècle est bien entamé, normalement, si vous lisez ces lignes, c’est que vous possédez à priori un appareil numérique digne de ce nom, capable de shooter dans le noir à main levée, avec un rendu des couleurs et un piqué dont on n’aurait guère rêvé il n’y a pas si longtemps.

C’est d’ailleurs aussi mon cas. Il se trouve que j’ai déjà tout ce qu’il me faut en numérique : le beau reflex Nikon et ses zooms pros stabilisés, quelques fixes d’une qualité parfaite, et même un ou deux ultra lumineux pour tâter du bokeh onctueux et des ambiances ténébreuses. J’aime beaucoup utiliser un APN, il donne des images parfaites en toute facilité. Et pourtant, non seulement je m’obstine à utiliser des appareils à films, mais je me suis mis à ressortir mes chambres Sinar 4X5 et 20X25. Pourquoi?

D’un point de vue purement technique, pratiquer l’argentique n’a plus aucun sens, les films sont battus à plate couture tant sur le plan de la résolution, de la sensibilité, que de la précision des couleurs. Je ne parle pas des optiques, dont les progrès ont été considérables depuis l’avènement du digital (même si les cailloux « d’avant » ne déméritent pas).

Heureusement, on n’est plus à vouloir comparer l’argentique avec le numérique sur le plan des performances. Photographier sur film, c’est simplement photographier autrement, et malgré quelques entêtés, il me semble que c’est désormais assez bien accepté aujourd’hui.

Mais là où la démarche est encore comprise quand on arbore un reflex 24X36 ou même un moyen format autour du cou, ça devient nettement plus difficile à justifier lorsque l’appareil demande des roulettes pour le déplacer… 

Car il faut bien convenir que photographier à la chambre argentique relève un peu du masochisme. C’est énorme, lourd, peu maniable… je m’arrête là, car si je devais dresser la liste des inconvénients,  ça remplirait un article.

Alors, à quoi bon? 

Je pourrais argumenter sur des critères techniques, par exemple :

Chambre Sinar 20X25 sur le terrain

Pour les mouvements :

C’est évidemment un avantage incontestable : la chambre permet, avec n’importe quelle optique (qui va bien) de jouer avec les bascules et décentrements. Rien qu’avec ça, il y a de quoi s’amuser. On peut faire en sorte qu’un monument ne parte pas en trapèze à la moindre contre-plongée (décentrement), positionner le plan de mise au point le long de l’axe général du sujet, afin d’optimiser la zone de netteté (bascule). On peut donner un effet d’augmentation de perspective (ou l’inverse) par le jeu de la bascule sur le corps arrière. Et aussi donner un flou volontaire en inversant les mouvements. Bref, tout un univers à explorer. Et ça donne des images vraiment différentes et impossibles à réussir autrement.

Pour la résolution :

C’est souvent un argument mis en avant : la chambre donne des images très définies. Oui, c’est entièrement vrai, de par la grande surface de film, qui augmente la capacité à enregistrer des détails. Mais à l’heure des APN à plus de 50 Mpx, est-ce toujours un argument décisif ?

A noter au passage que je tiens à tordre le cou d’une légende tenace qui veut qu’une image à la chambre soit moins piquée qu’en MF ou 24X36. En théorie, oui. En pratique, c’est indécelable! La résolution d’un bon caillou de chambre est impressionnante, même au compte-fil X10 sur le négatif. Mais il faut se garder de trop diaphragmer, c’est ce qui fait chuter le piqué (diffraction). Comme la profondeur de champ est naturellement étroite, on est tenté de fermer à 32 voire plus, mais il est plus intelligent de bien gérer le plan de bascule et de choisir un point fort, plutôt que de vouloir absolument avoir « tout net ». C’est pourquoi je ne dépasse jamais F22 sur le terrain en 4X5 (en 20X25, je pourrais m’autoriser un diaph de plus, mais je m’abstiens). Certaines images exigent néanmoins d’aller au-delà, mais en ayant pleine conscience des conséquences sur la résolution. En vérité, la diffraction n’est pas vraiment un problème (surtout en 20X25), tant que vous ne tirez pas en format géant.

Pour la visée :

Ceux qui n’ont jamais plongé la tête dans le viseur reflex d’une Sinar pour observer le dépoli ne savent pas ce qu’ils ratent. L’image est si grande, que j’ai l’impression de rentrer dans le paysage. Avec un 24X36 ou un MF, j’ai toujours le sentiment d’être en-dehors de la scène photographiée. Je suis en retrait. A la Sinar, je fais partie de la scène. C’est encore plus impressionnant en 20X25 : on a carrément la tête dans le viseur. C’est d’ailleurs une des raisons principales pour laquelle je persiste à sortir la 20X25, malgré son poids énorme. 

Cette visée est fascinante, et permet un contrôle total. Perspective, fuyantes, PDC, tout est visible. Parfois bien sombre également, alors le viseur reflex (ou à défaut, le manchon en tissu noir) est indispensable. Si vous l’oubliez, il se peut que la prise de vue soit impossible à effectuer!

Pour des raisons de lisibilité de l’image sur le dépoli, il est essentiel de posséder une lentille de fresnel à placer contre le verre, surtout avec un grand-angle. Je ne recommande d’ailleurs pas trop les optiques grand-angles moins lumineuses que 5,6 : dès que vous décentrez, avec l’obliquité des rayons, vous ne voyez plus grand-chose.

Pour le goût de l'artisanat :

Une chambre vous oblige à tout faire à la main, et avec beaucoup de doigté. Charger ses plans-films en châssis, choisir son sujet, son point de vue, déployer l’appareil sur son trépied, régler tout le bazar, calculer le temps de pose, utiliser une loupe pour apprécier le point… on est dans le fait-maison. Et ça se prolonge au labo, où le chargement des plans-films dans la cuve et leur développement demandent de la minutie. Revers de la médaille : la moindre erreur se paye cash. La liste des échecs possibles est impressionnante, et j’en découvre de nouveaux chaque fois…

Tous ces éléments peuvent être perçus comme des inconvénients majeurs, mais pour moi, c’est tout le contraire. Le sentiment de travailler comme les anciens m’apporte beaucoup de satisfaction.

Parce qu'on vous écoute :

Oui, c’est étrange, mais c’est du vécu. Dans la rue, on ne passe pas inaperçu avec notre énorme truc, alors forcément, on devient un aimant à badauds. Mais là où habituellement vous attirez des gêneurs parfois agressifs (surtout avec un reflex avec zoom, car on vous prend pour un paparazzi prêt à vous faire du fric sur le dos des honnêtes gens), cette fois, vous ne récoltez que des gars sympas qui voient en vous un doux et respectable photographe de l’ancien temps. Bon, ce n’est pas pour ça que je fais de la photo à la chambre, mais il est de fait que j’ai toujours eu droit à des rencontres agréables, même si je préfèrerais rester concentré sur mon image au lieu d’expliquer les fonctionnalités d’une Sinar à un motard de passage.

Le cas des photos de groupe :

Là, le changement de comportement des personnes photographiées est radical. Normalement, une photo de groupe (par exemple lors d’un mariage, donc une bonne centaine de personnes) ça se passe de la façon suivante : vous avez beau crier, personne ne vous écoute. Il y en a toujours un qui se cache, ou qui tourne le dos, ou qui discute… Les sujets sont impatients, ne vous écoutent pas trop, ils s’amusent. Et le résultat est décevant.

Quand vous déployez une Sinar, ce n’est plus la même histoire. On vous écoute, l’instant devient solennel. Vos directives sont suivies à la lettre, on vous laisse le temps de faire vos réglages. Les gamins prennent conscience qu’ils assistent à un moment important. Vous êtes si bien respecté que vous pouvez même vous permettre de risquer des temps de pose normalement incompatibles (je suis descendu plusieurs fois au 1/8e sans le moindre flou de bougé). La chambre est si efficace que je n’envisage désormais plus de faire des photos de groupe autrement. Si vous ajoutez à cela un décor souvent photogénique, des gens bien habillés, la rectitude qu’autorise l’appareil, le piqué et le rendu quand même pas habituels, ça donne des images qu’on ne voit pas tous les jours.

Il y a tout cela… Mais en définitive, ce que j’aime le plus, c’est étaler le plan-film sur la table lumineuse. Là, c’est la claque. Au compte-fil, j’ai l’impression de rentrer une fois de plus dans la scène figée pour l’éternité. Quand toutes les conditions sont réunies, et qu’on n’a pas fait de bêtise, le sentiment qu’on ressent est inégalable, et justifie de se casser le dos à trimballer des kilos de matos.

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